Caler la
tête ? Evidemment, me répondrez-vous. Malheureusement, cette
évidence n'en est toujours pas une pour tout le monde. Pour une
raison ou pour une autre - peu de chance qu'elle soit légitime -
lors d'une intervention pour un soin de conservation, je retrouve le
défunt avec la tête penchée, mal calée sur son support ou tout
simplement sans cale aucune. Et intérieurement, je maudis les
responsables de ce qui m'apparaît ni plus ni moins comme une
négligence qui n'a pas lieu d'être, sans même dire que les
familles payent pour un service censé être de qualité, et ça
commence plutôt mal. Le défunt n'est pas un tas de viande qu'on
dépose sur un plateau ou une table de présentation parce qu'on est
pressé, parce qu'il est l'heure de rentrer chez soi, parce qu'on a
oublié une partie du matériel, auquel cas, on trouve une solution
pour ne pas laisser ce corps, un parent, un grand-parent, dans cet
état. Question de respect, de dignité et de conscience
professionnelle. Et ici, je ne parle pour l'instant que des raisons
morales, qui concernent tous les acteurs du funéraire, de ne pas
oublier ce "petit détails".
Outre
l'aspect éthique, caler une tête convenablement peut directement
influencer un soin de conservation : favoriser un résultat optimal
ou au contraire, favoriser les complications au cours du soin voire
saboter le résultat final même si ce ne sont pas non plus des
conséquences désastreuses. Outre le respect du défunt, il ne faut
pas oublier le respect du thanatopracteur qui n'est ni magicien ni
fournisseur de matériel funéraire. Tel corps n'aurait pas subi une
altération localisée des tissus par les acides gastriques de son
vomi qui a coulé parce que la tête n'était pas calée ; tel autre
corps n'aurait pas eu la moitié de son visage intégralement marqué
par les lividités puisque le sang a migré dans la zone déclive de
la tête si cette dernière avait été positionnée comme il se
doit. Dans le meilleur des cas, le soin aura lieu rapidement et cette
conséquence d'une erreur si facilement évitable sera corrigée par
l'injection, voire par les cosmétiques. Dans d'autres circonstances,
le corps aura séjourné dans une cellule trop froide, le soin aura
eu lieu plus tardivement que prévu et les lividités seront fixées,
au mieux, elles éclaiciront mais il faudra compenser plus par les
cosmétiques tout en laissant un corps avec un visage naturel. Dans
un autre cas, cela favorisera des gonflements du visage pendant
l'injection. Tout ça pour une tête mal calée, tout ça pour une
poignée de minutes pour ne pas dire de secondes d'un temps qui, s'il
est précieux pour vous, l'est aussi pour nous.
Personnellement,
en moins d'un an, j'ai déjà été confronté à deux cas
particuliers de gonflement unilatéral du visage et dans les deux
cas, les lividités étaient importantes sur le côté qui penchait.
En comparaison, c'était comme si un oedème de Quincke (qui est
bilatéral et qui se produit généralement lors d'une réaction
allergique sévère) n'avait atteint le visage que d'un côté. La
première fois, c'était lors d'une découverte de corps. Les pompes
funèbres avaient trouvé la personne décédée sur le ventre, joue
contre terre, avec la partie déclive gonflée. Le second cas était
celui d'une personne décédée en établissement de soin, laquelle
était restée dans sa chambre pour être présentée jusqu'aux
obsèques. Lorsque le corps avait été déposé sur la table
réfrigérée, il n'y avait aucune cale sous la tête, pas même un
coussin, et la tête penchait. Cependant, aucun gonflement n'avait
été remarqué par les proches ou les agents des pompes funèbres.
Une bonne demi-journée plus tard, j'étais intervenu pour le soin et
avais trouvé un corps avec un côté du visage assez marqué par des
lividités et surtout étrangement gonflé, ce qui m'avait
instantanément renvoyé au premier corps. Dans aucun des deux cas,
après soin, ce gonflement n'avait été résorbé ni aggravé, et
dans le premier, il n'y avait aucun oedème sur le reste du corps, le
second aux quatre membres et au niveau des flancs. Malheureusement,
dans le second cas, les circonstances ont fait que j'ai été
suspecté de soin médiocre à cause de ce gonflement du visage qui
pourtant était déjà là avant le soin. Les coupables étaient
alors innocents et vice versa, le monde à l'envers. Les oedèmes
unitaléraux du visage sont rares, même chez le vivant, et je suis
donc persuadé que l'inclinaison de la tête chez le défunt y est
pour quelque chose. La compression des capillaires du visage par les
lividités pourrait-elle générer une fuite d'eau dans les tissus ?
Une cause de décès particulière impliquant une augmentation de la
pression hydrostatique ou une stase veineuse combinée à une tête
penchée peut-elle être à l'origine de cet étrange gonflement ? Je
suis retourné voir le second corps plusieurs heures après le soin
et le corps était toujours tel que je l'avais trouvé. Mystère...
Mais je continue les investigations.
Parlons à
présent du temps que l'on perd à faire un travail qui n'est pas le
nôtre. Parlons du thanatopracteur qui court pour ne pas rentrer à
vingt-trois heures chez lui parce qu'il lui reste d'autres soins
après celui-là, loin de là, et qu'on lui fait perdre un temps fou
à chercher une solution pour caler la tête. Trouvez-vous normal de
nous voir contraints de demander à une famille de nous donner de
quoi caler la tête de leur défunt parce que les pompes funèbres
n'ont pas fourni le matériel de base pour une présentation digne de
ce nom ? Trouvez-vous normal qu'un thanatopracteur perde son temps à
faire un travail qui n'est pas le sien, à trouver un substitut de
cale-tête parce que sa conscience professionnelle lui dit de ne pas
laisser l'innocent muet devant lui avec la tête de travers ? Qu'en
penserait la famille qu'il ne prendra heureusement pas, du moins
cette fois, en otage dans son combat avec les pompes funèbres ?
Souhaitez-vous que nous expliquions à vos clients pourquoi nous
avons été forcés de trouver une couverture ou une boîte de gants
pour faire ce qui n'avait pas été fait avant notre passage ? Est-il
nécessaire de rappeler le rôle de chacun et les notions de respect,
de dignité du défunt et de conscience professionnelle ? Il faut
malheureusement croire que oui. Alors pour le bien de tous, calez la
tête.