lundi 3 avril 2017

Nous ne sommes pas médecins. Un article d'Incogni Tom

Les thanatopracteurs ne sont ni médecins légistes, ni médecins généralistes, ni d'aucune autre sorte. Pourtant ils se doivent de maîtriser un minimum de connaissances médicales pour exercer correctement leur métier. Durant la formation, il nous faut apprendre une quantité astronomique de cours, de matières diverses - anatomie, physiologie, médecine légale, législation, toxicologie, microbiologie, histologie, etc - mais une, ou plutôt deux, sont vraiment survolées voire non abordées : l'anatomo-physiopathologie.
Pourquoi savoir tout ça ? Pourquoi tant de connaissances sur ce qui a conduit au décès ? Pourquoi tant d'informations sur la lecture de corps, qui est le thème de départ de cet espace d'échange. "Nous ne sommes pas médecins" après tout. N'avez-vous pas déjà entendu cette phrase ? Pas besoin de savoir d'où vient l'ascite, on a juste à le ponctionner. Pas besoin de savoir pourquoi ce corps a un ictère alors que le problème vient du pancréas, on fait notre injection, ponction et voilà... La robotisation du soin est un fléau et me paraît tout l'inverse de ce qu'un thanatopracteur doit savoir faire : analyser et adapter. Ce n'est pas au corps de s'adapter au soin mais bien l'inverse, systématiquement. Et telle est la richesse de ce métier. Chaque corps est une nouvelle histoire, une nouvelle analyse, un soin qui lui sera propre, "personnalisé". Voilà plusieurs situations qui, je l'espère, vont vous amener à une certaine réflexion. Les situations décrites ci-dessous ont été vécues.
Nous arrivons pour un soin dans les locaux de pompes funèbres après une découverte de corps. En saluant le personnel, nous remarquons la présence du certificat de décès sur le bureau, que nous consultons. Non, non, non... Rien à signaler. A peine, la porte du labo poussée, il ne nous faut que quelques secondes d'observation avant de nous regarder mutuellement. Nous paraissons instantanément d'accord sur le résultat de l'analyse. Corps amaigri, taches noires et pustules suspectes sur le corps, une quarantaine d'années... J'enfile une paire de gants et je regarde immédiatement l'intérieur de la bouche et la langue est blanche... Coïncidence ? Chance ? Pas vraiment. Les taches noires sont sans l'ombre d'un doute des sarcomes de Kaposi, les pustules, signe d'affection opportuniste profitant d'une immuno-déficience certaine, à l'image de la candidose linguale. Sans parler de la maigreur qui renforce la déduction. Nous sommes sûrs à 99,9% d'être en présence d'un corps porteur du VIH et rien n'est mentionné sur le bleu. Imaginez maintenant que vous ne savez pas reconnaître un sidéen avec signes visibles, donc avancé. Malheureusement, vous êtes victime d'un accident d'exposition au sang pendant le soin mais comme vous êtes insouciant, optimiste et/ou inconscient, en vous disant que ce n'est qu'un corps parmi tant d'autres, vous ne mettrez pas en place de le protocole qui suit l'A.E.S. Vous aurez ensuite des rapports sexuels avec votre partenaire voire plus. Faute de connaissance, même si c'est une maladie connue, votre vie sera quelque peu modifiée, et vous en aurez entraîné d'autres avec vous. Et je ne parle pas de l'érysipèle, des contaminations par gants troués, de peau à peau, d'ongle à ongle, d'ongle à bouche si vous les rongez, d'ongle à oeil en vous le frottant, et j'en passe.
J'arrive pour un soin à domicile sur une personne âgée en lit médicalisé. Le corps est déjà habillé. La personne qui m'accueille chez elle est pressée et doit s'absenter le temps du soin. Je me retrouve rapidement seul sans avoir eu le temps de demander des renseignements supplémentaires. Comment savoir ? Analyse de l'environnement. Le corps a été changé de pièce pour la présentation et je ne me permets pas de fouiller pour obtenir des réponses. Je n'ai pas les traitements sous les yeux ni le matériel médical qui a été utilisé pour les soins à domicile. Alors je laisse le défunt me souffler quelques informations. J'ouvre le gilet et la chemise et rabats le maillot derrière la tête, je remonte les manches, descends la jupe, et jette un coup d'oeil dans le change, histoire de voir s'il faut déjà prévoir de le changer. Le collant est transparent, je vois à travers l'état des jambes. Résultats ? Patch exelon, déshydratation, dermite ocre sur phlébite, début d'escarre, ce qui renforce l'évidence d'un alitement prolongé et donc de troubles vasculaires, d'insuffisance veineuse. La totalité des informations réunit me laisse penser que je n'aurai sûrement pas à utiliser un deuxième bocal pour finir le soin dans sa totalité, merci l'hypovolémie, que le sang va sûrement être épais pour la même raison, plein de caillots, genre pâte à crêpe avec les grumeaux qui vont avec, et que je vais sûrement avoir de la fibrine à retirer. Avec les personnes âgées qui ont été traitées pour Alzheimer et qui sont déshydratées, je redouble particulièrement d'attention avec la peau. Dommage que les pompes funèbres aient déjà arraché un lambeau au niveau de l'avant-bras et que la manche de la chemise soit déjà souillée. Sans même avoir envahi le corps avec mon matériel, j'ai déjà une idée de ce que je vais trouver et déjà une idée de la façon dont je vais aborder ce soin pour améliorer l'injection, la diffusion, drainage et éviter de l'abîmer encore plus.
Un autre domicile. Une autre personne âgée mais sur la table de présentation cette fois. Le fils qui vivait avec et s'en occupait me dit qu'elle est morte de vieillesse. Juste des traitements anti-coagulants, rien de spécial. Pas d'informations particulièrement intéressantes. Une fois encore, les jambes affichent comme souvent les signes de troubles circulatoires. Je n'ai qu'à retirer la chemise de nuit pour accéder à la nudité du corps, où devrais-je dire à sa richesse. Turgescence jugulaire, réseau veineux très apparent et assez gonflé, oedème... Insuffisance cardiaque droite très possible et donc jugulaire et veines aux alentours gorgées de sang, prêtes à rompre et à se vider. Un coup de bistouri ou de crochet maladroit et ça sera les rivières pourpres. A domicile, mieux vaut vraiment s'éviter ça. Un petit tour du tube de ponction dans l'oreillette droite pour décongestionner tout ça avant d'inciser ne sera pas inutile...
Soin en EHPAD. Je trouve un corps sur une table de présentation avec un oedème unilatéral léger du côté où la tête penche car cette dernière n'est pas calée. Aucun cale-tête, aucun coussin. J'interviens plusieurs heures après la mise sur table. Au moment du décès dans le lit, la famille n'avait pas constaté de gonflement, les pompes funèbres non plus au moment du transfert. J'arrive, l'oedème s'est installé. Le soin n'y fait rien. Lorsque la famille vient voir son défunt, elle signale le gonflement et les pompes funèbres laissent sous-entendre que ça vient du soin. J'avais déjà eu un cas d'oedème unilatéral au niveau du visage avec une tête non calée, ainsi j'en déduis qu'il y a un lien avec l'oedème et l'inclinaison de la tête. Si je ne sais pas encore l'expliquer avec certitude même si je pense qu'il y a un lien avec les lividités qui s'installent, j'ai au moins réussi à m'innocenter grâce à des explications médicales.

Les connaissances peuvent aider dans l'approche du soin, favoriser un résultat que vous n'auriez pas eu sans ce savoir, vous faire réfléchir sur l’intelligence ou la bêtise de vos choix, vous éviter des situations dangereuses et/ou délicates aussi bien en labo qu'à domicile, vous permettre d'expliquer que votre soin n'est pas à l'origine d'un problème sur un corps, de savoir démontrer le pourquoi du comment par A + B, et j'en oublie. Alors oui, "nous ne sommes pas médecins" et les connaissances poussées que nous pouvons développer et avoir en commun ne puisent pas leur intérêt dans l'orgueil mais simplement dans l'essence de ce qui fait notre métier.

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